18

 

Au cours des années qui suivirent, Touthmôsis dut repartir à trois reprises en campagne, en dépit de ses protestations, et chaque fois, Hatchepsout le vit s’éloigner avec soulagement. Il ne participait à aucun engagement et ne versait jamais le sang mais, du moins, conduisait-il ses troupes, ce qui le remplissait de fierté. Ses généraux dispersèrent sans peine les tribus belliqueuses des Neuf Archers, infligeant aux habitants du désert oriental une salutaire démonstration de la puissance de l’Égypte.

Pendant ses absences, les travaux d’édification d’un temple, utopique et éphémère, étaient menés avec zèle dans la vallée. À chacun de ses retours, Touthmôsis s’empressait d’aller constater l’avancement des travaux et ce sujet fournit rapidement un terrain d’entente entre lui et Hatchepsout. Passionné d’architecture, les chefs-d’œuvre de Senmout l’intriguaient et l’enthousiasmaient. Il possédait indubitablement une âme d’architecte et par sympathie, Senmout lui montra ses plans et prêta l’oreille à ses commentaires et à ses timides conseils, devinant les pathétiques pincements de jalousie qui travaillaient ce pharaon trop bien nourri, lorsque Hatchepsout soulignait sèchement la somptuosité des édifices qu’elle laisserait en glorieux hommage à la postérité.

Touthmôsis, lui aussi, faisait bâtir de son côté, et tenait Hatchepsout au courant de ses projets. Il avait entrepris d’édifier à Medinet-Habou un petit monument commémoratif dédié à sa personne et il demanda à son épouse si elle consentirait à lui prêter les services de son habile architecte. Elle le taquina un peu, lui demandant de lui désigner ceux parmi ses autres collaborateurs qu’il convoitait également, mais dans un élan de tolérance bienveillante, elle lui accorda finalement Senmout. Ce dernier établit un plan conforme aux indications de Touthmôsis, mais ce travail le tracassait et une nuit, il s’en ouvrit à Hatchepsout.

Elle jeta un coup d’œil sur son projet et éclata de rire :

— Pauvre Touthmôsis ! C’est lui qui a dessiné cela ?

— Non, c’est moi qui l’ai fait, Majesté, d’après les indications que m’a données le pharaon.

— Pauvre Touthmôsis, répéta-t-elle, en laissant s’éteindre son rire. (Ils échangèrent un regard, puis elle lui rendit le rouleau de papyrus :) Laissez-le suivre son idée, décida-t-elle. Mais il ne pourra jamais rivaliser avec mon chef-d’œuvre dans la vallée, bien que son projet soit fort similaire. Medinet-Habou est un site complètement différent qui entraîne l’édification d’un temple complètement différent. Quel fou ! Il a du goût pourtant et serait capable de concevoir des plans d’une grande originalité, mais tant de choses s’opposent à l’épanouissement de ses dons.

Senmout participa aussi à l’édification du temple que Touthmôsis destinait au culte d’Hathor.

— Ce sera, lui dit le pharaon, en observant sa réaction du coin de l’œil, une action de grâce rendue à la déesse pour m’avoir donné ma chère Aset.

Senmout se vit donc contraint de dessiner un projet à l’intention d’une femme qu’instinctivement il méprisait, à la demande d’un pharaon qu’il s’efforçait désespérément de respecter. Il trouva pourtant l’énergie d’ajouter à la liste de ses tâches quotidiennes le soin de satisfaire aux exigences de Touthmôsis.

Il débordait d’affection pour la petite princesse Néféroura. C’était une jolie petite fleur fragile et, quand il jouait avec elle dans sa chambre ou observait sa démarche chancelante dans le jardin, le sentiment de l’urgence de ses tâches cessait de le choquer. Somme toute, pensait-il, j’ai réalisé toutes mes ambitions et les soins que je prodigue à cette enfant représentent la récompense et le sommet de mes efforts. Mais tout en écoutant la voix de son cœur, il savait qu’il avait encore un long chemin à parcourir avant d’atteindre les limites de ses possibilités.

Il se sentait tourmenté par l’obscurité de ses origines et il finit par demander la permission d’aller rendre visite à ses parents. Hatchepsout, après avoir remarqué combien son visage accusait la fatigue, lui donna son accord. Il quitta Thèbes sur sa barque dorée en compagnie de Senmen et ils couvrirent la distance en moitié moins de temps qu’il ne lui en avait fallu pour la parcourir à pied avec son père.

Il trouva ses parents vieillis, ahuris devant le spectacle de ces deux hommes parfumés, maquillés, qui s’entretenaient avec un accent cultivé de sujets qui leur étaient parfaitement étrangers, et dont les tentes blanches et jaunes, plantées sur le terrain aux abords de leur maison de torchis, étaient emplies d’objets précieux et entourées d’esclaves hautains.

Sa mère, Hat-néfer, et Ta-kha’et s’aimaient beaucoup et cette dernière passait le plus clair de son temps, perchée sur un siège en bois, dans la cuisine qu’elle embaumait de son parfum, à dépeindre à l’intention de la vieille femme silencieuse la vie que menait son fils. Par contre, Senmout et son père connaissaient de longs silences embarrassants qu’ils ne parvenaient pas à rompre.

Au moment du départ, Senmout mentionna la promesse qu’il avait faite bien des années auparavant d’édifier pour ses parents une sépulture splendide afin que les dieux ne les oublient pas. Mais lorsqu’il leur offrit de l’or et des esclaves pour cultiver leur terre, Kames secoua la tête :

— Je ne suis qu’un paysan, fils de paysan, dit-il. Si des esclaves travaillent ma terre, à quoi donc vais-je m’occuper ? Je vieillirai très vite et je mourrai avant que ma noble tombe ne soit prête.

Les deux hommes se sourirent et s’embrassèrent. Senmout et Senmen retournèrent, bien reposés, à Thèbes, Senmout la conscience tranquille et Senmen heureux de quitter cette ferme aride et pauvre pour retrouver la vie du palais.

Tandis que le gouvernement de l’Égypte gravitait autour d’elle et satisfaite de constater que toutes les provinces sans exception se trouvaient sous la dépendance de sa volonté, Hatchepsout entreprit de parsemer la terre de ses monuments : stèles, obélisques, pylônes, construits pierre par pierre dans les matériaux les plus variés, du marbre et du granit au grès rose ou gris. Partout elle voulait rappeler au peuple la présence de celle qui le tenait sous son joug sacré. Touthmôsis continuait à festoyer et à chasser, sans se soucier de la popularité et du pouvoir croissant de son épouse. Les cérémonies en l’honneur des dieux se succédaient et en ces occasions on les voyait tous les deux, marchant dans Thèbes derrière les effigies en or, au rythme des saisons et des traditions immuables.

Le petit Touthmôsis entra au service d’Amon en tant qu’acolyte sous l’œil circonspect de Ménéna, et désormais Hatchepsout le voyait chaque fois qu’elle venait rendre le culte du dieu. C’était un petit garçon belliqueux, aux traits durs, qui l’observait avec intérêt et parfois avec une telle intensité dans le regard qu’elle se sentait alors incapable de prier. Néféroura grandissait, gracieuse et aussi douce que sa grand-mère Ahmès, et Hatchepsout veillait à ce qu’à chacune de ses apparitions en public, la petite princesse se présentât devant le peuple dans le plus riche appareil.

Il n’y avait plus jamais eu de propos amoureux échangés entre elle et Senmout, mais les sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre s’étaient élevés à un degré supérieur en dépit de la retenue que leur imposait la prudence. Hatchepsout chargea son sculpteur de réaliser une statue géante le représentant, la petite princesse dans les bras. Senmout posa pour l’ouvrage des mois durant et le sculpteur s’imprégna si bien de son sujet qu’Hatchepsout et tous ceux qui étaient présents lorsque l’œuvre achevée fut enfin dévoilée en furent séduits. L’artiste avait sculpté un bloc de granit noir représentant les deux têtes, l’une près de l’autre, émergeant au-dessus de la longue robe de Senmout dans les plis de laquelle la petite fille semblait se réfugier. Hatchepsout se déclara satisfaite et fit placer la sculpture devant la chambre de l’enfant, afin que tous ceux qui passaient gardent présent à l’esprit que s’ils portaient le moindre tort à Néféroura, ils pourraient avoir à s’en repentir.

Touthmôsis, de son côté, passa commande d’une statue en ébène représentant sa mère, Moutnefert, assise les mains sur les genoux, le regard perdu dans le lointain, qu’il plaça au milieu de ses jardins. Avec délicatesse, l’artiste l’avait représentée plus mince et plus belle qu’elle ne l’avait jamais été, même dans sa jeunesse. L’œuvre plut à Touthmôsis qui exigea la présence de Moutnefert le jour où Ménéna bénit la statue. Le piédestal portait cette inscription : « L’épouse d’un roi, la mère d’un roi. »

Hatchepsout trouvait cette effigie un peu ridicule lorsqu’elle passait devant au cours de ses promenades, et elle se demandait si un jour le petit Touthmôsis en ferait édifier une autre, où il ferait graver les mêmes mots, et si la sculpture représenterait le mince visage d’Aset.

 

Le temps passa. Hatchepsout approchait de son vingt-cinquième anniversaire, indifférente à son âge, sans constater le moindre changement sur son visage lorsqu’elle se contemplait chaque matin dans son miroir.

Elle emmena Néféroura au-delà du fleuve dans le sanctuaire érigé en l’honneur de cette tante défunte qui portait son nom. Dans le silence du petit temple, accompagnées du prêtre Ani, elles contemplèrent la statue de Néférou-khébit, qui souriait depuis plus de dix ans. La fillette pria, le front appuyé contre la pierre froide, tandis qu’Hatchepsout contemplait l’ovale pur du visage, les yeux noirs et la bouche bien dessinée, d’une perfection qui rappelait ses propres traits. Une foule de souvenirs l’assaillit et elle éprouva soudain une sensation d’étouffement qu’elle ne parvint pas à chasser. Elle lutta contre la dépression pendant plusieurs semaines en s’absorbant dans son travail.

Un soir, elle prit une décision. Elle se vêtit et se maquilla avec soin, envoya quérir deux suivants de Sa Majesté, et se rendit dans les appartements de Touthmôsis. Pendant qu’on l’annonçait, elle entendit des murmures à l’intérieur et, lorsqu’on la pria d’entrer, elle vit se refermer doucement la porte derrière la couche royale. Sans nul doute, Aset dormirait seule cette nuit.

Touthmôsis était allongé, une coupe de vin à la main selon son habitude et son crâne rasé brillait. Il s’assit bien droit lorsqu’elle entra et le salua. Elle se releva, toujours sans proférer un mot, et il se gratta la gorge avant de lui demander ce qu’elle voulait, empli de méfiance devant cette jeune femme qui attendait les yeux baissés et la tête courbée.

— Que faites-vous ici ? dit-il enfin sur un ton peu amène en reposant sa coupe sur la table et en se croisant les bras.

— J’ai besoin de réconfort, Touthmôsis, je me sens seule.

Interloqué, il laissa échapper un grognement, mais déjà les paroles et le parfum de son épouse l’enveloppaient et il sentait renaître son désir.

— Je ne vous crois pas, dit-il froidement. Depuis quand auriez-vous besoin de mon réconfort ? En outre, si vous vous sentez seule, ce dont je doute fort, dites-moi ce qu’il est advenu de votre troupeau d’adorateurs ?

— Autrefois, nous nous réconfortions l’un l’autre, répondit-elle calmement. Je dois t’avouer que je rêve de ton corps, Touthmôsis. Je me réveille la nuit, tout embrasée, et je ne puis trouver le repos à cause de toi.

Elle releva la tête, mais derrière le frisson implorant de sa bouche sensuelle et les gestes éloquents de ses mains aux paumes teintes de rouge, il crut discerner un soupçon de moquerie. Il bondit de son lit :

— Vous mentez ! s’écria-t-il. Vous mentez ! Ce n’est pas moi que vous voulez. Vous êtes ici dans un autre dessein, un dessein que vous ne parviendrez pas à me cacher, Hatchepsout. Vous m’avez banni de votre couche et je ne vous ai jamais vue revenir sur vos paroles.

Elle s’avança vers lui, posa les mains sur ses épaules et lui répondit tout en le caressant :

— Mais je n’ai rien juré devant les dieux.

— Si, vous avez juré. Laissez-moi, dit-il sans la repousser.

Elle se rapprocha encore et posa les lèvres sur son cou.

— J’étais sous le feu de la colère, chuchota-t-elle. À présent, laisse-moi te parler d’un autre feu.

Il la prit dans ses bras d’un geste rude, la fit basculer sur le lit et s’assit auprès d’elle. On frappa à la porte et il cria qu’il ne voulait pas être dérangé. Il regarda Hatchepsout qui lui sourit.

— Je déteste qu’on se moque de moi, dit-il d’une voix insistante, et je vais vous mettre à la porte si vous ne m’avouez pas ce que vous voulez.

Elle eut un large sourire, car elle savait que de sa vie, il n’avait jamais jeté personne dehors.

— Allons, j’écoute, insista-t-il en lui secouant le bras.

— C’est bien, mais je ne te mentais pas, Touthmôsis. Je désire vraiment partager ta couche cette nuit.

— Pourquoi ?

— Vous qui êtes si astucieux, mon frère, vous ne devinez pas ?

— Non ! Et je n’aime pas jouer avec vous, Hatchepsout, car je perds toujours.

— Et vous allez perdre une fois encore, car je constate que vous pouvez à peine celer votre désir de moi. J’ai décidé d’attendre un nouvel enfant de vous.

— Il ne s’agit que de ça ?

— Comment ? Ce n’est pas là une mince affaire. Mais pour vous répondre : oui, il ne s’agit que de ça !

Il cherchait le moindre signe indiquant qu’elle se moquait, mais elle continua à le regarder d’un air innocent et limpide, et, en haussant les épaules, il se résigna à lui demander :

— Pourquoi voulez-vous un autre enfant ? Touthmôsis et Néféroura sont là pour assurer la succession au trône d’Horus.

— Dans votre esprit peut-être, mais pas dans le mien. Je puis changer d’avis et décider de partager à nouveau votre couche, mais je continue à m’opposer à ce que vous songiez à marier Néféroura à Touthmôsis.

— Mais par tous les dieux, Hatchepsout, pourquoi ? Pourquoi donc ? Quels démons vous habitent ? Touthmôsis présente toutes les caractéristiques d’un puissant pharaon et Néféroura est belle et fera une bonne épouse. Qu’est-ce donc qui vous déplaît tant dans tout cela ?

— Touthmôsis a peut-être toutes les caractéristiques voulues, mais il n’est pas de moi, répondit-elle doucement les yeux baissés. De plus, je prétends que ma fille a trop de qualités pour se tenir, jour après jour, derrière son époux. Je veux un pharaon de mon sang et de mon sang seulement sur le trône d’Égypte.

Il la regarda avec admiration.

— Vous êtes ensorcelante, dit-il. Ainsi, vous voulez avoir un fils de moi afin de le marier à Néféroura et lui donner le pouvoir ?

— Parfaitement : mon fils et ma fille, dieux l’un et l’autre.

— Mais nous pourrions donner le jour à une autre fille.

— Je dois courir le risque, Touthmôsis. Le rejeton d’Aset ne portera pas la double couronne tant que je pourrai faire quelque chose pour l’en empêcher.

— Vous me flattez, dit-il sur un ton sarcastique.

Elle posa la main sur sa cuisse.

— Je n’avais pas l’intention de t’insulter ! s’exclama-t-elle. Nous sommes tous les deux issus de la même royale extraction.

Il haussa les épaules.

— Je suis pharaon, et je me moque de ce que vous pouvez me dire, car vous ne me priverez pas de mes droits, dit-il, la bouche tordue.

— Cher Touthmôsis, répondit-elle gentiment, ne t’ai-je pas toujours témoigné le respect dû au pharaon ?

— Certainement pas ! Mais peu importe ; je t’ai dans le sang comme une humeur maligne, Hatchepsout. Pendant toutes les années où nous avons été séparés, je n’ai pas réussi à oublier ce désir ardent que j’ai de toi.

— Alors, verse-moi du vin et ferme les portes, nous allons rattraper le temps perdu par la faute de ma folie.

Il prit la jarre dorée et la servit, sans plus se préoccuper, dans sa vanité, des raisons qui la motivaient.

Ils s’enlacèrent et burent lentement. Réchauffée par le vin, la tête vacillante, elle ferma les yeux et lui offrit ses lèvres. Elle savait que dans un instant la répulsion qu’elle éprouvait allait s’évanouir et que son propre désir s’éveillerait, brûlant.

 

Elle attendit avec anxiété les premiers signes de sa grossesse, harcelant son médecin et observant les symptômes sans répit. Lorsqu’elle fut enfin rassurée et sut qu’elle allait donner un nouvel enfant à Touthmôsis et à l’Égypte, elle courut au temple pour supplier Amon de lui faire engendrer un garçon. Le pays se réjouit et seule Aset accueillit la nouvelle dans un silence hostile, en pressant le petit Touthmôsis contre son sein avec une sauvagerie qui effraya l’enfant. Elle ne fit aucune allusion à la future naissance auprès de son royal époux et Touthmôsis lui-même, bien déterminé à ne pas offenser Hatchepsout afin de continuer à jouir du plaisir qu’elle lui donnait, se gardait bien d’afficher le moindre sentiment, car elle consentait à le recevoir encore dans sa couche.

Une sorte de léthargie envahit peu à peu Hatchepsout et elle se demandait comment elle réagirait si l’enfant se révélait être une fille. Amon n’avait fait aucune promesse et, malgré les nuits passées agenouillée devant son autel dans sa chambre, elle n’avait pu recueillir de lui la moindre certitude en réponse à ses prières. Elle donna ordre de multiplier les sacrifices et commanda à Tahouti la construction de nouvelles portes pour son temple, en bronze et en cuivre martelé recouvert d’électrum afin que le dieu reconnaisse la dévotion qu’elle lui portait.

La naissance approchait et son anxiété gagnait son entourage et la cité entière, laissant la ville de Thèbes, le palais et tous les prêtres absorbés dans les mêmes spéculations. Senmout fit de son mieux pour détourner son esprit vers les affaires quotidiennes mais, même en sa présence, elle ne trouvait pas le repos. Elle sentait avec amertume qu’elle jouait son dernier atout, consciente que seul le fait d’engendrer un pharaon mâle, de pur sang royal, lui permettrait de continuer à cacher sa toute-puissance dans l’ombre de Touthmôsis jusqu’à la fin de ses jours.

Enfin, le moment arriva et les nobles se réunirent une fois encore autour de la couche royale. L’accouchement se passa rapidement cette fois.

Il y eut un moment d’attente passionnée, puis la nourrice se retourna souriante.

— C’est encore une fille, une jolie petite fille.

Hatchepsout laissa échapper un long cri de protestation et enfonça sa tête dans ses oreillers, tandis que les hommes sortaient un à un, en silence, intrigués par la réaction de la reine, mais heureux de la naissance d’une nouvelle princesse qui venait à point pour combler le vide que laisserait la mort éventuelle de Néféroura et garantir la légitimation de la couronne du prince, le moment venu.

Senmout hésita à la porte, assailli par le désir de retourner dans la chambre et de réconforter la femme dont les sanglots lui parvenaient, mais il décida de la laisser seule et de regagner ses appartements.

Touthmôsis ne fit pas preuve d’une telle délicatesse. Debout près du lit, penché sur elle sans oser exprimer sa sympathie, il lui caressait doucement les épaules. Mais lorsqu’il essaya de l’aider à se redresser, elle se dégagea de ses bras avec colère et, après un moment d’hésitation impuissante, il la laissa…

Aset avait fait promettre à Touthmôsis de lui donner aussitôt des nouvelles de l’accouchement. Avant d’aller se reposer, il lui envoya son héraut lui porter la nouvelle. Il imaginait déjà sa réaction et regrettait que parfois elle fût si malveillante. Mais après tout, se disait-il, alors que son esclave arrangeait sa couche et sortait après avoir salué, même un pharaon ne peut pas tout avoir.

La réaction d’Aset se révéla conforme aux prévisions. Le héraut la trouva dans le jardin, jouant à la balle avec son fils. En voyant l’homme venir à grands pas, flanqué de deux gardes du corps, elle se leva, le cœur battant d’impatience, et laissa la balle lui échapper des mains. Le héraut et les deux suivants de Sa Majesté s’inclinèrent.

— Eh bien ! dit-elle, la reine a-t-elle accouché d’un garçon ou d’une fille ?

Le messager eut un léger sourire.

— L’Épouse Divine a donné le jour à une fille.

Le regard d’Aset s’éclaira subitement et elle éclata de rire. Elle se prit à rire aux larmes, elle rit jusqu’à ne plus pouvoir tenir debout. Les trois hommes l’observaient, incrédules devant une telle démonstration d’irrespect. Elle finit par se ressaisir et s’essuya les yeux avec son mouchoir. Impassible et froid, le messager attendait.

— Y a-t-il une réponse à transmettre au pharaon ? demanda-t-il.

Devant le ton glacial, elle se redressa et lui jeta un regard impudent.

— Non ! dites-lui simplement que je me sens très bien et très heureuse aujourd’hui.

Le héraut s’inclina avec raideur et s’éloigna. Aset, débordante de joie, s’agenouilla devant le petit Touthmôsis et se mit à caresser sa tête rasée et ses bras bruns et déjà musclés.

— Tu as entendu, petit prince, tu as entendu ? Tu seras roi, tu seras le pharaon Touthmôsis III ! Tu seras grand et puissant sous l’éclat de la double couronne ! Et moi, simple danseuse d’Assouan, je suis la mère d’un pharaon.

 

La nouvelle se répandit et deux jours plus tard, tout le monde savait qu’Aset, la seconde épouse, avait ri à perdre haleine en apprenant la naissance de la fille d’Hatchepsout et avait poussé l’effronterie jusqu’à envoyer au pharaon un message lui faisant part de sa satisfaction.

Yamou-néfrou commenta l’événement sur un ton ironique un soir où il dînait avec son ami Djéhouti.

— Que pouvait-on attendre d’autre d’une petite parvenue rachitique qui se prend pour une reine ? dit-il en choisissant une pâtisserie et en la dégustant avec délicatesse. Je n’ai jamais vu d’aussi déplorables manières.

Djéhouti acquiesça en souriant :

— Si le pharaon ressemblait le moins du monde à son illustre père, cette chienne aurait été renvoyée sur-le-champ, fit-il observer, mais nous sommes sous la férule d’un homme de peu de talent et de telles failles ne se présentent que trop souvent, même dans les meilleures dynasties.

— Je suis surpris de le voir la garder près de lui aussi longtemps.

Yamou-néfrou termina sa pâtisserie et se rinça les doigts dans le bol d’eau parfumée.

— Touthmôsis n’a pas un goût bien sûr en ce qui concerne les femmes.

— Attention, vous parlez du pharaon ! s’écria Djéhouti, en jetant un regard furtif sur l’esclave qui remplissait leurs coupes. (Ils gardèrent le silence pendant un moment, puis Djéhouti reprit :) Il n’empêche, mon ami, qu’Aset a un fils du pharaon, lequel selon la loi sera aussi pharaon le moment venu.

— La fleur de l’Égypte a du mal à admettre cela, mais il faudra bien qu’elle le fasse un jour ou l’autre.

— J’aurais du mal, moi aussi, si l’enfant ressemblait par trop à son père. (Yamou-néfrou dégusta son vin et ajouta :) Mais vous savez, Djéhouti, j’ai de l’affection pour cet enfant. Rien ne lui fait peur.

— Il ne serait pas le premier pharaon d’extraction populaire capable de réaliser de grandes choses. Mais la reine ne le verra pas de cet œil-là.

— La reine veut être roi, dit Yamou-néfrou, et je suis certain que si quelque chose arrivait au pharaon, Aset aurait intérêt à surveiller son petit prince comme la prunelle de ses yeux.

Ils échangèrent par-dessus leurs coupes un regard qui signifiait qu’ils se comprenaient à demi-mot. Djéhouti haussa les épaules :

— Ce n’est pas une petite affaire que d’être la fille du dieu, dit-il. Mais, vous et moi, Néfrousi, n’avons rien de mieux à faire que d’accomplir les tâches qui nous incombent aussi bien que nous le pouvons.

 

Un matin, l’incident vint aux oreilles d’Hatchepsout par la bouche de l’esclave qui prenait soin de sa chevelure ; elle conserva un masque impassible, dissimulant la rage qui montait en elle, jusqu’à ce que la sotte femme se soit retirée. Alors, d’un geste violent, elle jeta ses cosmétiques sur le sol et se dirigea, furieuse, vers la Salle des Audiences où se trouvait Touthmôsis, bousculant le garde avec une telle force que, projeté contre le mur, il lâcha sa lance. Encore un peu affaiblie, elle se précipita néanmoins vers le trône au pied duquel se tenait Aset et elle donna à tous l’ordre de se retirer.

— Et vous aussi, petite garce, cria-t-elle à la jeune femme, le visage empreint d’une telle férocité animale qu’Aset se leva d’un bond et passa devant elle en prenant soin de l’éviter, renonçant pour une fois à son aplomb et à ses airs effrontés.

Touthmôsis descendit de son trône, stupéfait.

— Vos maladresses, lui cria Hatchepsout, vos grossières inepties, vos stupides attitudes, je peux encore les supporter, mais me faire insulter dans mon propre palais, devant un haut fonctionnaire de la cour, par une paysanne déguisée en princesse, cela je ne le supporterai jamais. J’ai toléré sa présence par égard pour vous, Touthmôsis. Je sais que le pharaon a le droit de prendre une seconde épouse et je me suis inclinée devant ce privilège qui vous revient, bien que votre choix se soit porté sur une femme dont les origines et la profession me sont une offense personnelle. Elle est stupide et mesquine, Touthmôsis, et elle n’acquerra jamais les manières qu’elle n’a pas de naissance. Mais en tolérant un affront de cette importance, un pareil blasphème, sans intervenir, c’est comme si vous criiez à la ville : « Regardez : ma seconde épouse tourne mon Épouse Divine en dérision et moi aussi je me ris d’elle. »

Elle s’arrêta, hors d’haleine, les poings serrés et le visage blême. Mais elle n’avait pas encore tout dit.

— En outre, ajouta-t-elle, quelque peu calmée, en marchant sur lui, si vous ne lui intimez pas l’ordre de se confiner dans ses appartements jusqu’à ce que ma colère soit apaisée, je veillerai personnellement à la faire fouetter ; j’en suis capable, Touthmôsis, et ce n’est pas vous qui m’arrêterez. Aset doit recevoir une leçon et dès à présent, avant que ses ambitions cupides ne la conduisent à sa perte.

Touthmôsis, agité et mécontent, faisait nerveusement tourner ses bagues autour de ses doigts. La rage d’Hatchepsout ne l’impressionnait pas car il connaissait son tempérament aussi prompt à s’emporter qu’à se calmer. Il reconnaissait la justesse de ses propos et savait bien que par lâcheté il avait toléré ce manquement à la bienséance qui méritait une punition.

— Je suis sincèrement désolé, Hatchepsout, et vous avez parfaitement raison, lui dit-il, voyant sa colère s’apaiser. Aset sera punie par mes soins, mais vous devez comprendre qu’elle n’a pas reçu une éducation aussi policée que la nôtre. Elle a connu une vie rude et difficile.

— Oh ! Touthmôsis, dit-elle sur un ton las, bien des gens de basse extraction se montrent pourtant capables aujourd’hui de vivre humblement et honnêtement au service de leur dieu et de leur prochain. Il n’y a pas dans Thèbes une femme susceptible de montrer une telle dureté de cœur à l’égard de son pire ennemi, et je ne suis pas l’ennemie d’Aset. J’aurais pu devenir son amie.

— Elle a peur de vous, fit remarquer Touthmôsis. Elle n’a pas confiance en elle et se méfie de tout ce qui se passe derrière son dos. La reine représente pour elle une rivale redoutable.

Hatchepsout se mit à rire.

— Mais comment ose-t-elle se mesurer à moi en termes de rivalité ? Je suis le dieu et, elle, qui est-elle ?

— Je suis désolé, répéta Touthmôsis. M’obligerez-vous à la faire fouetter ?

Hatchepsout jeta un regard de dédain et de pitié sur son visage inquiet.

— Non, ce ne sera pas nécessaire, pas cette fois-ci en tout cas. Mais si elle persiste dans ses errements, ce pourrait être la seule solution. Non, Touthmôsis, contentez-vous de l’enfermer dans ses appartements et de lui interdire l’accès du jardin. Je ne souhaite la rencontrer d’ici longtemps, ni dans mes promenades ni pendant les dîners ou autres circonstances officielles. À présent, je retourne à ma couche.

Elle s’inclina rapidement, presque négligemment, et se dirigea vers la porte. Soudain, elle se retourna, un sourire de dérision sur les lèvres :

— Que pensez-vous de votre seconde fille ? demanda-t-elle.

— À dire vrai, Hatchepsout, répondit-il sur un ton hésitant, je ne sais guère. Elle est certainement plus robuste que Néféroura mais ses traits sont encore mal dessinés et je ne puis discerner aucune ressemblance avec moi, avec vous, ou avec ses grands-parents.

Hatchepsout fit la grimace :

— Moi non plus, dit-elle avec légèreté. Enfin, ce n’était pas la volonté d’Amon de me donner un roi.

Elle sortit en refermant la porte doucement. Une fois dehors, elle s’arrêta devant le garde.

— Vous ai-je fait mal ?

Surpris et touché, il secoua la tête.

— Non, Majesté, répondit-il, c’est à moi de m’excuser pour m’être trouvé sur votre passage.

— Vous avez fait preuve de bravoure, répondit-elle. Ils ne sont pas nombreux ceux qui osent se tenir sur mon passage.

Elle lui toucha le front de la main et traversa le couloir d’un pas rapide.

L’enfant reçut le nom de Méryet-Hatchepset et Hatchepsout accepta ce choix sans ressentir la moindre crainte. Le nom lui plaisait car il n’était associé à aucun souvenir, à aucune prémonition. Le moment venu, on porta le bébé au temple pour l’offrir au dieu.

Senmout n’éprouvait aucune crainte pour cette petite fille ; elle était robuste et poussait sans difficulté, mais il ne ressentait pas à son égard les sentiments qu’il nourrissait pour sa chère Néféroura, et il se réjouit de ne pas la voir placée, elle aussi, sous sa responsabilité. Il éprouva un vif soulagement à voir Hatchepsout se remettre rapidement de l’accouchement et présider à nouveau, au bout de quelques semaines, les séances de travail. Le palais reprit son aspect de ruche bourdonnante.

Hatchepsout surmonta sa déception, mais tout comme Senmout, elle ne parvenait pas à s’enthousiasmer pour sa seconde fille et elle se demandait si son désir violent d’avoir un fils n’en était pas la cause. Quoi qu’il en soit, le minuscule visage rose ne l’émouvait pas le moins du monde et elle s’en chagrinait. À mesure que Méryet-Hatchepset approchait de son premier anniversaire, Hatchepsout décela en elle une ressemblance consternante avec Aset, non seulement dans son apparence, mais aussi dans son caractère. La petite fille se montrait fort capricieuse et ses pleurs se révélaient souvent inspirés par le désir d’imposer sa volonté. Jour après jour, elle mettait à rude épreuve la patience de ses nourrices. La chambre d’enfants devint un endroit fort bruyant et Senmout finit par demander que Néféroura soit transférée dans un petit appartement indépendant. Hatchepsout y consentit.

Elle veilla à ce que Méryet soit entourée de tous les soins possibles et elle allait souvent jouer avec elle et lui prodiguer son affection, mais elle était toujours occupée et pressée par quelque chose. Il lui était plus facile de prendre Néféroura avec elle pour l’accompagner au temple, à son cabinet de travail ou à la Salle des Banquets. Alors le bébé se mettait en colère et, de rage impuissante, agitait ses petits pieds en voyant sa mère et sa sœur sortir ensemble, tandis que les nourrices s’affairaient autour d’elle. Ainsi Méryet fit-elle de très bonne heure l’expérience de la jalousie.